- T’es mort !
Allongé dans l’herbe humide, le garçon ouvre un œil, juste assez pour apercevoir les trois autres fondre sur lui en hurlant. Il reste immobile.
- Tu as encore perdu, Bastien.
Encerclé de piques et fusils de bois, il se décide à se lever en grimaçant.
- Pourquoi c’est toujours moi qui fait le rebelle ? soupire le blondinet. C’est pas juste, je suis tout seul contre vous trois !
Eric, le plus grand, répond en lui décochant un bon coup de bâton dans les côtes.
- C’est le seul rôle pour toi, tu n’as pas été admis dans la garde royale. Si t’es pas content, arrête de jouer avec nous et retourne pleurer chez ta maman.
Poings serrés, Bastien hésite à rétorquer. Eric le dépasse d’une tête, et ses deux frères, Alain et Jérémie, brandissent vers lui leurs fausses baïonnettes. Plus jeunes de deux ans, les jumeaux lui obéissent au doigt et à l’œil, ils n’hésiteraient pas à lui faire tâter les piques de bois.
- Allez, le rebelle a été éliminé. Venez les gars, on retourne à la cabane !
Les trois jeunes remontent le chemin en ricanant. Bastien les regarde s’éloigner, au bord des larmes. Il parvient à contenir sa colère et sa tristesse, ramasse son arme et prend la direction opposée.
Au bout du chemin, le hameau de maisons où ils habitent tous les quatre, avec leurs parents et voisins. De l’autre côté, le bois. Et dans le bois, la cabane. Celle construite avec Oncle Léonard, deux ans auparavant. Bastien se souvient des longues après-midi d’été passées dans les bois avec lui. Il lui avait appris à couper des branches de noisetiers pour en faire des arcs, à tailler le frêne pour leurs épées, à assembler toutes sortes de bouts de bois pour édifier la cabane. Leur cabane. Enfin, elle était devenue la cabane d’Eric et des jumeaux, depuis qu’ils avaient emménagé dans le patelin et qu’ils s’étaient emparé de la forteresse de bois.
Oncle Léonard n’aurait jamais laissé passer une chose pareille. Mais il était parti à la fin de l’été dernier, et depuis, le mois de juillet était bien installé et Bastien ne l’avait pas revu. Interrogée maintes fois à son sujet, Maman répondait qu’il était à l’étranger, et qu’on ne pouvait pas avoir de ses nouvelles… « C’est comme ça, tu sais, mon Bastien. Quand on est dans l’armée, on est souvent séparé de sa famille pendant de longues périodes… »
À l’horizon, on aperçoit la première maison du hameau. Alors le blondinet tourne la tête à droite, puis à gauche, afin de bien vérifier qu’il n’a pas été suivi, ou qu’un quelconque promeneur ne soit dans les parages. Lorsqu’il est sûr d’être seul dans le chemin creux, il pique droit vers le bosquet à sa droite. Il écarte les feuillages sur son passage, et après quelques pas, il se retrouve au pied d’un grand chêne. Un des plus haut et plus massif de tous les arbres alentours. Privé de la cabane dans le bois, Bastien s’est replié sur ce coin, beaucoup plus proche des habitations, mais plus tranquille et stratégique. Au début des vacances, après avoir perdu la première bataille contre la bande, il avait trouvé cette cachette dans les buissons. Dépité, assis à même le sol, il avait coupé et taillé des tas et des tas de morceaux de bois pendant un long moment. Puis, le chant d’un merle lui avait fait levé la tête, tout en haut, à la cime de ce grand chêne. En deux temps trois mouvements, les bouts de bois étaient devenus une solide échelle, et l’arbre son nouveau point de mire.
À califourchon sur une large branche, Bastien s’empare de la paire de jumelles donnée par Oncle Léonard l’été dernier, nichée dans un interstice du tronc. De ce point de vue, il aperçoit la ligne formée par les arbres et arbustes qui longent le chemin creux jusqu’au bois, et de part et d’autres de ce chemin, les champs à perte de vue : blé, tabac, maïs et même tournesol.
- Ouah ! Ouah !
Le garçon sursaute. Sans avoir perdu son équilibre, ni même les jumelles, il jette œil en bas.
- Pastis !
A l’appel de son nom, le chien bondit de joie et tourne sur lui-même au pied du chêne. Bastien descend de l’arbre pour caresser son pelage noir et blanc.
- Que fais-tu ici ? Tes maîtres vont s’inquiéter…
Monsieur et Madame Rondeau sont les retraités qui habitent la plus petite maison du hameau, mais entourée du jardin le plus vaste et fleuri. Ce jeune chien de berger est venu égayer leur quotidien depuis la mort de leur fils unique, emporté par la guerre… Ils y sont très attachés, ils l’ont très bien dressé et le sortent en promenade tous les jours. Bastien est donc bien surpris de voir Pastis seul dans les parages. L’attrapant doucement par le collier, il décide de le ramener chez lui.
Ils traversent les feuillages pour rejoindre le chemin, mais le jeune chien se dérobe à sa poigne et le devance.
- Attends !
A peine sorti des bosquets, le garçon voit l’animal foncer comme une furie sur le chemin creux, en direction de la forêt.
- Oh non…
Bastien s’élance à sa poursuite. Il dévale sur le sentier, évite les grosses pierres, enjambe les souches, éclabousse ses mollets dans le ruisseau… Pour enfin arriver à l’orée du bois.
- Pastis ?
Rien ne bouge.
Mais soudain, un hurlement retentit, suivi d’un coup dans l’épaule de Bastien. La surprise et la douleur lui arrachent à son tour un cri, et il porte sa main sur la zone endolorie.
- Dégage d’ici, le rebelle ! Tu n’as pas compris qu’on ne voulait pas de toi ?
Éric apparait, brandissant fièrement le bâton avec lequel il vient de frapper le blondinet. Alain et Jérémie débarquent à leur tour, munis de leurs piques de bois menaçants.
Bastien lève les bras en signe d’apaisement.
- Arrêtez ! Calmez-vous, je suis venu pour…
Un grognement, puis un cri l’interrompent. Surgissant des fourrés, le chien s’est jeté sur Jérémie pour lui mordre les mollets.
- Pastis ! s’écrie Bastien.
Au lieu de s’arrêter, la bête change de cible et s’élance vers Éric. Les jumeaux en profitent pour détaler sur le chemin.
- Sale cabot !
Le grand garçon tente de se défendre en faisant valser autour de lui son bout de bois. Ces gestes désespérés n’ont pour seul effet qu’exciter encore plus Pastis : il finit par réussir à lui croquer la cheville. Éric tombe en avant, et Bastien se jette sur le chien pour le retenir par le collier. Dès qu’ils sont séparés, le jeune blondinet s’assure d’un coup d’oeil que la blessure n’est pas sévère, puis déclare, le regard dur :
- Vous ne mettez plus les pieds dans la cabane, elle est à moi ! Compris ?
Éric, encore à terre avec la main sur sa jambe, éructe :
- Si tu crois que…
Le chien grogne, tire sur son collier en sa direction.
- Ça va, ça va ! J’ai compris. Emmène cette sale bête ailleurs !
Victoire ! Bastien ne peut réprimer un sourire. Il laisse Éric remonter en boitillant le chemin creux, tandis qu’il se charge d’apaiser le chien de berger à grand renfort de caresses et de gentilles paroles.
Puis, la main toujours passée dans son collier, il emmène Pastis un peu plus loin dans les bois.
Après quelques pas, il s’arrête, le coeur battant.
La cabane est là, devant lui. Il a tant attendu ce moment qu’elle lui semble presque irréelle à présent.
Les gros rondins disposés en barrières tout autour du frêne sont encore en place. Sur le tronc, la cabane s’élève en étages, reliés par des échelles. Bastien se rappelle les longues heures passées avec Oncle Léonard à établir les plans, à chercher chaque morceau de bois, à couper ceux qui manquaient, à assembler le tout, puis le remodeler maintes fois pour enfin arriver à ce chef-d’oeuvre, un beau soir d’août.
Tout à son admiration, Bastien desserre sa poigne peu à peu… Il ne se rend compte qu’au bout d’un long moment que le chien a filé. Il sort de son hébétude et panique un instant. Doit-il partir à sa recherche dans la forêt ? Il hausse les épaules. Non, tant pis. Avec un peu de chance, Pastis sera rentré gentiment auprès de ses maîtres.
Prenant un grande inspiration, Bastien franchit l’entrée de la cabane, un sourire triomphant aux lèvres.
Les heures défilent au sein de sa forteresse reconquise, tandis qu’il redécouvre chaque recoin, note les détériorations et songe aux améliorations qu’il pourra entreprendre les prochains jours. Avec un peu de chance, Oncle Léonard sera rentré avant la fin de l’été et il pourra l’aider.
Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsque Bastien quitte les bois pour remonter le chemin creux.
Il laisse derrière lui la cabane, avec sa victoire et ses rêves. Sur la route, la réalité le rattrape. Il se rappelle de l’attaque du chien, de la fuite des garçons et l’inquiétude le gagne… Que va-t-il trouver en rentrant au hameau ?
Tandis que cette question le taraude, il passe devant son point de repli, sa tour d’observation dans le grand chêne. Il prend alors le parti de jauger du haut de ces branches ce qui se trame du coté des habitations… Sait-on jamais, Eric et ses frères ont pu se plaindre auprès des adultes -ou pire, lui tendre une embuscade.
Ses jumelles sur les yeux, Bastien scrute l’horizon. Les reflets du soleil sur le toit des maisons l’éblouissent un peu, mais il parvient à voir la route et la petite place du calvaire, ainsi que les quelques habitations autour. Tout semble calme… Soudain, un véhicule surgit dans le décor. Ce sont des inconnus, Bastien en est certain. Cela se confirme lorsqu’il aperçoit Pastis, boule de poils noire et blanche, aboyer derrière sa clôture. Le chien est donc bien retourné auprès de ses maîtres, le blondinet est au moins rassuré sur ce point.
Ce qui l’inquiète, ce sont les uniformes que portent les deux hommes qui descendent du véhicule.
Bastien voit sa mère sortir sur le pas de la porte, puis tomber à genoux, le visage dans ses mains. À travers le chant des grillons et les cris des oiseaux, il ne peut pas l’entendre pleurer. Mais il comprend. Le coeur serré, il descend du chêne. Sur son passage, le long du chemin creux, les feuilles jaunies viennent confirmer la fin de l’été.